28 décembre 2005

Back in the day...

Cela se passe en 1988. J’étais en classe de 1ère, l’année du bac français. Mon lycée faisait partie d’une expérimentation qui consistait à remplacer l’une des heures de cours de français hebdomadaire par une heure « d’expression orale », avec un professeur spécifique. Le genre de cours dont tout le monde se fiche éperdument, et la prof le savait.

J’étais tranquillement en train de buller au fond de la salle, calé près du radiateur et regardant par la fenêtre, quand la prof nous ramena subitement à notre dure réalité d’élève : « vous aviez à préparer un exposé pour aujourd’hui, sur le thème de votre choix, et à présenter devant toute la classe ». Mince. Ce truc m’était complètement sorti de la tête. Je n’avais rien préparé. Pire, je n’avais pas pensé une seule seconde au sujet que je pouvais aborder si j’étais désigné.

La prof continuait ses explications : « vous passerez chacun votre tour en vous asseyant à mon bureau. Vous disposez de quinze minutes, et serez noté de la façon suivante : cinq points pour le choix du sujet, cinq points sur la qualité de votre expression orale, cinq points pour la préparation, et cinq points pour le plan et la structure de votre exposé ».

C’était l’angoisse. Je savais en plus que cette prof ne m’aimait pas trop. Je m’étais déjà distingué en rendant des devoirs en retard les semaines précédentes. Elle devait ruminer sadiquement son plan, et je me disais qu’elle allait bien ricaner en me voyant m’effondrer assis à ce bureau, face à toute la classe.

Dans les dix secondes qui précédaient la désignation du premier candidat, je passais à toute vitesse dans ma tête les éventuels sujets que je pourrais aborder au pied levé. Mais pas un seul ne me semblait intéressant ou pertinent pour un exposé. Où alors, je n’avais pas assez de connaissance dessus. Bien sur le sujet que je connais le mieux, c’est Prince… mais ce n’est pas très sérieux.

La prof prend en main sa liste des élèves, et le premier tour de roulette russe commence. Trrrrrrrrrrr… fait le bruit du barillet dans ma tête.

Clic !

Ouf... le premier désigné est l’un de mes camarades. Un blond teigneux, aux cheveux longs et sales. Un hard-rockeux habillé d’une veste en jean bardée de badges avec des têtes de morts dessus. Il se lève et s’assoit au bureau de la prof, un vulgaire morceau de papier griffonné et déchiré à la main. Manifestement, lui non plus n’a rien préparé et la prof semble bien contente de pouvoir se payer sa tête.

Il commence son exposé pathétique qui durera moins de cinq minutes. Son sujet : bien évidemment la musique rock. Ses phrases sont déstructurées, son propos hésitant, son vocabulaire limité. Je me dis que c’est foutu pour une autre intervention sur la musique, si jamais je venais à passer derrière lui. Énorme angoisse et ricanements dans la salle. Ça craint un maximum. Il eut une note minable genre 4/20.

Je continue à chercher un sujet, mais rien ne me vient à l’esprit. Nouveau tour de roulette russe. Trrrrrrrrrrr….

Clic !

Arf... une fille est désignée, le genre bon élève. Visiblement sûre d’elle, elle prend possession du siège de la prof, avec un dossier d’une quinzaine de pages dans les mains. Elle présente admirablement bien son sujet, un truc sur l’architecture des maisons normandes dont personne n’a vraiment rien à cirer.

Pendant plus de vingt minutes, elle va endormir toute la classe avec son exposé. Plus soporifique, tu meurs… Une fois ce calvaire terminé la prof, ravie, la félicite chaleureusement.

Bon. Avec tout ça, on a passé plus de quarante minutes. Il reste du temps pour un seul exposé avant la sonnerie de fin de cours annonçant la délivrance suprême. Je me promets intérieurement que si je sors vivant de cette aventure, je n’oublierai pas de préparer un bel exposé pour le cours suivant. Si, si, j’vous jure… Et voila que la prof reprend sa liste d’élèves. Trrrrrrrrrr…

Pang !

Au début, j’ai à peine compris mon prénom. Et puis, il y a plusieurs Laurent dans la salle. C’est peut être un autre, me dis-je. Mais non. C’est bien moi que la prof désigne du regard. J’essaie alors de lui expliquer que je n’ai rien fait pour aujourd’hui, avec mes plus plates excuses, et que je suis prêt à passer le premier lors du prochain cours avec un exposé bien préparé. La prof reprend son air sadique. « Non, tant pis pour toi : tu improviseras. On t’attend, passe derrière le bureau... ».

Je me lève, et en parcourant les huit mètres qui me séparent du bureau mes pensées s’entrechoquent. Une fois assis sur le siège, tout tremblotant, je ne savais toujours pas quel sujet aborder. La prof me dit : « bien entendu, puisque tu n’as rien préparé tu ne pourras pas obtenir les cinq points correspondants au plan et à la structure de l’exposé ». Voila donc qu’elle me met la pression, et que ma note maximale pourra être au mieux de 15/20. Ça commence bien…

Je n’avais plus le choix, j’étais au pied du mur. Tout passe, ou tout casse. Je commence à parler en disant, l’air inquiet : « certains d’entre vous ici le savent, je suis un grand admirateur d’un artiste populaire américain appelé... Prince ». Voila, c’est parti. Le plus dur est fait. Maintenant, je me prends pour un présentateur de journal télévisé. J’imite Yves Mourousi (ceux qui ont connu cette époque comprendront) : le ton sûr, la diction calme et posée, l’air naturel. Le sujet, je l’avais répété mille fois dans ma tête : j’avais déjà écris des dizaines d’articles qui ne sont jamais parus, préparé des compilations pour des copains avec des liner notes détaillées…

Dans la salle, j’essayais de trouver des visages amis pour me rassurer. Il y avait plusieurs fans de Prince, ou en tout cas des gens qui appréciaient beaucoup sa musique, qui écoutaient mes propos avec un grand sourire. Il y avait même cette fille, Karine, a qui j’avais refusé quelques jours auparavant de lui faire une copie cassette du « Black Album » parce qu’à l’époque ça se vendait 250 Frs. Je lui avais juste fait écouter quelques mesures de « Le Grind », en tenant bien serré le walkman dans mes mains de peur qu’elle ne me l’arrache avec la précieuse cassette à l’intérieur. A cet instant, elle semblait boire littéralement mes paroles et ouvrait de grands yeux.

La prof aussi était subjuguée. A la fin de mon exposé, elle a poussé un souffle d’étonnement. Il me semble qu’une partie de la salle a applaudi. Elle me dit : « je vois que tu connais bien ton sujet, même si j’aurais préféré quelque chose de différent. Dommage que tu aies été obligé d’improviser ». Elle m’a donné 14/20.

Je raconte cette histoire pour illustrer de quelle manière Prince a rythmé ma vie... et m’a sauvé de quelques situations périlleuses. ;-)

4 Comments:

At mercredi, décembre 28, 2005 5:22:00 PM, Anonymous Anonyme said...

Et Karine a eu sa cassette du Black ensuite??...

 
At mercredi, décembre 28, 2005 5:36:00 PM, Blogger Laurent Calhoun said...

euh... non

En fait je ne me rappelle pas qu'elle me l'ait redemandé ensuite. Mais il y avait eu un énorme débat entre "tu ne dois pas faire payer une simple copie" et "c'est un truc inédit et rare, ça se vend". Beaucoup m'ont pris pour un salaud de garder un tel truc pour moi. C'est vrai que c'était pas très malin, mais il faut aussi se remettre dans le contexte de l'époque et de ce que représentait ce "black album"... une folie!

 
At mercredi, décembre 28, 2005 10:03:00 PM, Anonymous Anonyme said...

Et c'est vrai en plus cette story ?...
Signé : 2gether

 
At samedi, février 11, 2006 8:43:00 PM, Blogger Renate said...

heheeee je viens de lire... pas mal du tout! vive le prince :) (et vivent tes talents d'impro ok..lol)

 

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